mardi 17 janvier 2012

Guerre de Yougoslavie - Trafics d’armes, des Européens dans la ligne de mire

Selon une enquête explosive, les guerres des Balkans des années 1990 ont été alimentées par un vaste réseau de trafics d’armes, qui a contourné sans difficultés l’embargo des Nations unies. Les mafias russe, italienne ou albanaise ont pris part à ces juteuses affaires, servant d’intermédiaires aux États, de Russie, d’Allemagne et de Royaume-Uni en tête.

L’enquête explosive du journaliste slovène Blaž Zgaga.

clip_image001Pendant que la Yougoslavie sombrait dans le chaos, le monde entier restait silencieux devant l’atrocité : génocide ethnique, camps de concentration et viols. Bilan de ces guerres : 130.000 morts. Le Conseil de sécurité de l’Onu a très tôt condamné les horreurs perpétrées dans la région et épinglé le trafic d’armes. Plus de vingt ans après, de nouvelles données apparaissent, qui font changer la perspective sur ces affaires. De nombreux États sont mis en cause dans les carnages qui ont dévasté les Balkans.

Une enquête de trois ans, conduite par une équipe de journalistes slovènes et soutenue par des reporters de six pays différents, a analysé des milliers de documents pour parvenir à la conclusion que plusieurs pays qui avait voté en faveur de l’embargo sur les armes, ont contourné l’interdiction qu’ils avaient eux-mêmes posée. Ces ventes d’armes et de munitions aux factions impliquées dans le conflit ont fait s’enrichir à millions nombre de leurs ressortissants.

La Bulgarie, la Pologne, l’Ukraine, la Roumanie ou la Russie exportaient des armes à destination de l’ancienne Yougoslavie. Le quartier général de cette immense opération logistique se trouvait à Vienne, et les transactions financières étaient effectuées via une banque hongroise. Les trafiquants d’armes passaient par des entreprises enregistrées au Panama, célèbre paradis fiscal. Le Royaume-Uni a également envoyé des équipements militaires aux anciennes républiques yougoslaves, tout en leur concédant des prêts pour l’acquisition des armes. L’Allemagne a fait de même.

1991-1992 : le pic du trafic d’armes

« Ce genre de commerce illégal, a permis à certains individus de beaucoup s’enrichir », affirme Zdenko Čepič, chercheur à l’Institut d’Histoire contemporaine de Ljubljana et expert des conflits balkaniques. Les documents qui sont sortis récemment des archives des services secrets fournissent des détails précis sur le scandaleux trafic d’armes qui a souvent été au centre des rumeurs dans les Balkans.

Si d’un côté ces faits ont toujours été de notoriété publique pendant le conflit, les détails sont eux toujours restés mystérieux. Des marchands d’armes, des représentants de gouvernement et d’autres ont toujours nié leurs agissements, et, après les guerres, personne n’a été inculpé par une justice qui s’est souvent pliée aux pressions politiques. Ce n’est que maintenant qu’émergent les noms des pays et des personnes impliqués dans ce commerce illégal.

L’enquête révèle que les grandes quantités d’armes russes étaient vendues par le biais d’intermédiaires anonymes pendant l’embargo décidé par l’Onu. Le rôle principal était probablement joué par un Grec, Constantin Dafermos, qui opérait à l’époque depuis Vienne. Entre 1991 et 1992, au moment où les trafics atteignaient leur pic, près de vingt bateaux chargés d’armes ont accosté dans le plus grand secret au port slovène de Koper, violant ainsi l’embargo. Après le déchargement, les armes partaient rapidement sur les champs de bataille en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Ces opérations logistiques, selon les documents, furent conduites par les services secrets de tous les pays impliqués. Même les mafias italienne, albanaise et russe ont participé à certaines opérations.

Le port de Koper, plaque tournante du trafic d’armes dans l’ancienne Yougoslavie

« Le port de Koper constituait une excellente opportunité pour contourner l’embargo », soutient Čepič, « car il n’était pas sous le contrôle des inspecteurs internationaux. Les expéditions étaient surveillées par la même Slovénie qui permettait l’importation d’armes des autres pays européens ». L’embargo de l’Onu visait à éviter l’arrivée d’armes dans les Balkans. Mais, il fut durement critiqué, puisqu’il renforçait la suprématie de la Serbie, en empêchant la Slovénie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine de se défendre.

Ces armes, qui devaient défendre les républiques de l’ancienne Yougoslavie, ont favorisé à leur tour des agressions et des atrocités. Celles achetées par la Croatie, par exemple, ont permis la conquête, en 1995, des territoires qui étaient contrôlés par les rebelles serbes [1]. Néanmoins, les dirigeants militaires croates ont aussi été condamnés pour des crimes commis sur des civils serbes et pour avoir déporté des milliers d’entre eux. Les Serbes, comme les Croates ont commis des atrocités contre les Bosniaques.

« Ce commerce illégal d’armes a partiellement influencé les résultats des guerres dans l’ancienne Yougoslavie », poursuit Čepič. En outre, il a conditionné longuement ces pays après la fin de la guerre. Les liens criminels ont poussé les représentants des services secrets hors la loi. Ils ont réussi à conclure des ventes en empochant de l’argent venu par valises entières, en faisant augmenter le prix des armes et en posant les bases d’une corruption parmi les fonctionnaires qui persiste aujourd’hui encore.

Constantin Dafermos, intermédiaire tentaculaire

Le trafic d’armes pendant les guerres yougoslaves a commencé en 1991, le 20 juin exactement, lorsque le premier chargement d’armes stratégiquement important est entré en Slovénie via le port bulgare de Burgas, la semaine précédant les premiers heurts armés dans l’ancienne Yougoslavie. Le bateau danois Herman C.Boye arriva avec à son bord 50.000 fusils d’assaut, des millions de cartouches et surtout des missiles sol-air d’une valeur de plus de 4,3 millions de dollars.

L’entreprise publique bulgare Kintex, basée à Sofia, s’était chargée de l’expédition de ces armes par l’intermédiaire d’une société autrichienne, Stalleker GmbH, dont le siège se trouve à Vienne. Dans le même temps, la compagnie anglaise Racal, a envoyé en Slovénie des stations radio militaires ultra-modernes capables de crypter les messages pour un coût de cinq millions de livres.

L’opération, rondement menée, attira l’attention du trafiquant d’armes Constantin Dafermos. L’homme d’affaire grec travaillait à l’époque avec la Scorpion Intenational Services S.A., une société militaire russe enregistrée au Panama et dont les bureaux se trouvaient près de l’aéroport de Vienne. Cette société est vite devenue l’un des principaux canaux de trafic d’armes vers l’ancienne Yougoslavie. Les mouvements du compte bancaire ouvert auprès de la Banque internationale centre européenne de Budapest ont révélé que Scorpion a reçu plus de 80 millions de dollars de clients slovènes, croates et bosniaques.

Des relevés de comptes de la même banque témoignent qu’au moins 9.4 millions de dollars, peut-être même jusqu’à 19, ont été transférés du compte de Dafermos à celui de l’entreprise d’État polonaise Cenrex. Le directeur de cette dernière, Jerzy Dembowski, était un lieutenant-colonel du service d’intelligence militaire polonaise qui se cachait sous le nom de code de Wirakocza. Des bateaux chargés d’armes et de munitions soviétiques partaient du port polonais de Gdynia, près de Gdansk, pour rejoindre les Balkans. D’autres enregistrements montrent que trois bateaux partis du port roumain de Constanța ont transporté 200 containers, remplis de 3.500 tonnes d’armes, en décembre 1991 et en janvier 1992. Le chargement du cargo, débarqué à Koper, fut ensuite envoyé en Croatie.

L’ombre des mafias russes

Un canal encore plus important pour la contrebande débuta en 1992, avec des chargements qui partaient du port ukrainien de Mykolaïv. Cette voie était contrôlée par la mafia d’Odessa, qui expédia huit navires contenant plus de 12.000 tonnes d’armes vers la Croatie.

Des documents slovènes révèlent que les deux premiers chargements ont transité par le port de Koper. L’un d’eux, embarqué sur l’Island entre octobre et novembre 1992, transportait 96 containers remplis d’armes. Depuis Koper, les armes rejoignaient la Croatie par voie terrestre. Les factures confirment que 60 millions de dollars ont été versés sur le compte de Dafermos par des acheteurs croates. 40 millions ont ensuite été transférés à d’autres vendeurs d’armes. Une de ces sociétés, la Global Technologies International Inc., était inscrite sous la direction de Dmitri Streshinsky, trafiquant d’armes notoire, au Panama.

Ces trafics d’armes se sont poursuivis dans l’ombre. Or, en 1994, le dernier des huit bateaux, le Jadran Express, fut intercepté et bloqué par la flotte de l’Otan présente dans l’Adriatique. Cette interception donna lieu à un procès qui se tint à Turin. Parmi les accusés figuraient de nombreux trafiquants dont Dafermos, Streshinsky, des oligarques russes comme Alexander Zhukov et Leonid Lebedev, le banquier britannique Mark Garber et Ievhen Martchouk, ancien Premier ministre ukrainien et ancien chef de la police secrète. D’anciens fonctionnaires du KGB furent aussi impliqués dans le procès. Le Parquet de Turin décrivit Constantin Dafermos comme le cerveau de l’organisation. Des documents falsifiés indiquaient que les armes étaient destinées à l’Afrique au lieu des Balkans. Tous les accusés ont été condamnés.

Selon des documents plus récents, Dafermos a acheminé des centaines de milliers de missiles sol-air et anti-chars en Slovénie. Entre 1991 et 1992, trois bateaux partis de Pologne et d’Ukraine ont déchargé 52 lanceurs sol-air SA-16 Igla et 400 missiles, 50 lanceurs anti-char AT-4 Fagot et 500 missiles ainsi que 20 lanceurs anti-char AT-7 Metis avec 200 missiles. Valeur de la marchandise : 33,3 millions de dollars. Dans une interview datant de 2010, un agent slovène affirma au quotidien slovène Dnevnik, que ce commerce d’armes se concluait entre États, avec une entreprise servant d’intermédiaire.

Missiles russes, argent allemand

Certains des missiles russes furent payés grâce à un prêt allemand, accordé par le biais d’une banque bavaroise, Unimercat, dont le siège est à Monaco. Les ministres slovènes de la Défense et des Finances de l’époque expliquaient, dans une interview accordée au journal slovène Delo, qu’ « un pays occidental » - qu’ils n’ont pas identifié - a prêté plus de 60 millions de marks allemands, (environ 37 millions de dollars) dont 46 millions étaient destinés à l’acquisition d’armes pendant l’embargo.

De son côté, Dafermos est même parvenu à proposer à la Slovénie, en 1992, un système de défense anti-aérienne mobile d’avant-garde, le SA-8 Gecko. Cet accord n’a pas eu de suite, bien que les experts russes et slovènes se soient réunis en secret à Vienne pour en discuter. Au printemps 1994, pendant une visite en Slovénie, le président du parti libéral-démocrate russe Vladimir Zhirinovsky a prétendu avoir réglé 9 millions de dollars pour l’expédition de masques à gaz au ministre slovène de la Défense, Janez Janša, qui dirigeait le trafic d’armes de son pays. L’envoi de ces masques à gaz fut organisé par Nicholas Oman, l’intermédiaire de Dafermos à l’époque.

Les partenaires des autres sociétés panaméennes de Dafermos, enregistrées sous le nom de Scorpion, avaient toutes des liens avec la Russie. Le partenaire de Dafermos dans la Scorpion Navigation était Vladimir I. Ryashentsev, fonctionnaire du KGB. Aujourd’hui, la Scorpion International Services est la représentante exclusive de Rosoboronexport, entreprise publique russe spécialisée dans l’export d’armes.

Janez Janša, Premier ministre slovène et trafiquant d’armes

En février 1995, les autorités slovènes ont condamné Dafermos ainsi que le ministre de la Défense, Janez Janša, et le ministre de l’Intérieur Igor Bavčar, pour l’expédition illégale de 13.000 fusils d’assaut et de munitions pendant la guerre en Croatie.

Pendant l’interrogatoire mené par la police autrichienne en 1995, Dafermos a nié tout implication dans le trafic d’armes et d’équipement militaire. Il a soutenu avoir importé seulement des « gilets de protection, des uniformes et des bottes militaires » de Russie. Son cas ne fut jamais porté devant les tribunaux en Slovénie. Les deux anciens ministres slovènes sont pourtant aujourd’hui sous le coup d’accusations pour divers actes criminels. Janez Janša, qui fut aussi Premier ministre, est actuellement en procès pour corruption dans un trafic d’armes d’un montant total de 278 millions d’euros, et Igor Bavčar est accusé de recel.

Dafermos s’en est bien sorti. Il vit actuellement en Autriche et dirige Scorpion, société qui a lancé des offres sur les fournitures militaires russes. Son siège est dans une des zones prisées de Vienne, entre l’Albertina et l’Opéra.

Blaž Zgaga est co-auteur avec le journaliste slovène Matej Šurc, de la trilogie Au nom de l’Etat, qui analyse le trafic d’armes dans les Balkans. Leur enquête, à laquelle ont aussi collaboré Saša Leković (Croatie) et Esad Hečimović (Bosnie-Herzegovine), a été co-financée par le Fond européen pour le journalisme d’investigation. L’organisation danoise Scoop en a également financé une partie. La publication des résultats de l’enquête a valu à ses auteurs des menaces de mort.